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Love eat souls, Liza Maignan, 2022
À la Renaissance, le penseur humaniste Camillo Giulio développe l’idée d’un théâtre de la mémoire. Une pensée construite selon l’architecture des amphithéâtres romains, dont la structure des gradins permettrait métaphoriquement de ranger et d’ordonner idées et images. Camillo Giulio fait pivoter les usages et les points de vue de cette architecture du spectacle, et le corps des spectateur·rice·s opère un retournement de sa position sur lui·elle-même, vers lui·elle-même. La scène devient l’outil de vision de sa propre architecture de la pensée, une opération mentale convoquant les principes de l’art de la mnémotechnie antique.
Nous déambulons dans des espaces mentaux que nous construisons : des pièces d’une maison aux dédales d’un jardin, d’une cave humide ou d’un grenier dont les coins sont remplis de souvenirs. Dans ces architectures incertaines, nous accrochons quelques images aux murs, nous répétons des phrases qui résonnent dans les longs couloirs de la mémoire, nous recouvrons du tissu de l’oubli souvenirs passés. Mais ces architectures peuvent être précaires, fragiles, abîmées, obscures. Relatives à nos psychologies singulières, aux fondations de nos conditions sociales, familiales, affectives. Alors comment déambuler dans une construction qui s’effondre, s’effrite ? Comment user du pouvoir d’un langage liquide, vaporeux, de pensées insaisissables qui habitent ces espaces à « faibles légitimités » ? Dans l’ombre des souterrains, il peut sembler difficile de regarder une image déchirée, craquelée comme une peau de serpent ; de lire des pensées, brûlées par l’injustice hasardeuse de la chimie humaine, qui les disperse comme des cendres. Apprenons alors à lire le silence, à écouter les correspondances du vide et ses échos.
Dans le théâtre institutionnel du Centre Administratif de la Mairie de Noisy-le-Sec, on écoute les voix d’Aude, Awad, Carla, Farah, Florence, Nessim, Nathanaëlle, Simina, Yacine. L’architecture depuis laquelle ils et elles nous parlent est conçue de grandes fenêtres teintées de noir. Opaque de l’extérieur. Transparente de l’intérieur. Ils et elles observent l’autre, voient sans être vu·e·s. Pivotant sur leurs chaises de l’autre côté du bureau – celui depuis lequel des formes de pouvoir dominent – ils et elles rencontrent des corps inconnus, fonctionnaires de la ville. Les rôles s’inversent, créant une confusion dans le spectre social traditionnel des activités et des relations, initialement régies par la fonction bureaucratique du bâtiment. Une rencontre libre, vivante et non idéalisée crée un trouble dans le langage administré par un formulaire, une tentative de fixer des identités sur des feuilles en-têtées. Jouant avec des protocoles de l’ordinaire, ils et elles performent leurs identités afin de saisir ce qui chez l’autre pourrait-être l’écho d’eux·elles-mêmes : chacun·e se change en échangeant.
Un troisième œil est invoqué, celui de la caméra. Un troisième œil qui opère un basculement dans notre situation de spectateur·rice·s. Ce troisième œil devient le nôtre. Le corps-caméra révèle à l’écran le langage d’un corps-off : ses tremblements, ses mouvements, ses membres hors-champ qui apparaissent et disparaissent, un corps-off depuis lequel on entend les silences, les timbres, les vivacités, et les lenteurs, toutes les résonances et tous les arpèges de la sympathie. Si la langue est l’un des lieux où les choses se construisent et se transforment, le « moindre geste peut lui aussi faire signe » pour une personne vivant hors de cet usage de la parole. Les mots deviennent des vecteurs, des signes, qui dessinent des enveloppes d’êtres, à la fois protectrices et hostiles. Habillé de cette double peau-identité, le corps inconnu de l’autre répond à chaque mot, rebondissant comme des échos qui résonnent, forment des ondes, des interférences inattendues. Renversant les injonctions utopiques contemporaines, la fracture du « nous » révèle la complexité de la rencontre. La rencontre ne guérit pas. La rencontre ne répare pas. La rencontre ne panse pas. Elle ouvre les brèches du partage de la souffrance, elle troue la chair rigide qui recouvre les inégalités et les injustices, pour laisser s’échapper d’entre nos bouches nos pensées sauvages et poétiques.
Carla aspire les lettres comme elle les crache. Elle écrit avec sa bouche. Plongée dans des marées de substances humaines, de manifestations sonores impulsives, de langages instinctifs, de discussions imprévisibles, elle explore le langage de l’autre par le mime de la pensée. Depuis la cave, elle orchestre des phrases et des narrations in-formulées, qu’elle inscrit dans les profondeurs d’une marée de velours, brûlées par les mots qui glissent de sa bouche. Elle écrit de nouvelles vagues, remuée par le vent des paroles chaudes. Une double présence habite tant le relief de ces récits qui ondulent que la surface trouée à travers laquelle son regard se plonge dans le mien.